Extrait du livre Les banquiers du temps

Daniel Ichbiah

CHAPITRE PREMIER

- Nous détenons une arme comme l'humanité n'en a jamais eue. Tout comme l'atome, elle doit être maîtrisée. Si nous en faisons savant usage, nous pouvons apprivoiser le destin et rendre l'existence plus douce. Faute d'une supervision adéquate de ce pouvoir, nous allons au devant d'un gâchis monumental.

La main posée à plat sur la tablette d'une cheminée d'albâtre, Philip Whitman, parle d'un ton déclamatoire. Affalé sur un canapé, Balthazar Payet dévisage avec perplexité l'organisateur de la réunion secrète. Vêtu d'une longue veste noire à épaulettes recouvrant un gilet brodé et une chemise à jabot, Whitman est impérial. Ses cheveux blancs rabattus vers l'arrière et sa corpulence génèrent un sentiment de respect mêlé de crainte. Quelle sorte d'homme se cache derrière le dandy ? Whitman ne manque pas d'un certain charisme. Pourtant, sous la douceur appuyée, Payet perçoit une centrale nucléaire latente.

Balthazar Payet se passe et repasse la main sur sa barbe d'un jour. Epuisé par un voyage éreintant, il ne parvient pas prononcer un mot. Etait-il raisonnable de répondre à une telle invitation ? S'il avait écouté son instinct, il aurait refusé de se prêter à ce jeu outrageusement biaisé. Mais la curiosité avait été trop forte.

Les pensées s'entremêlent dans l'esprit du jeune homme aux cheveux bruns. Où suis-je ? Whitman peut-il ressentir de l'affection pour des âmes insoumises ? Peut-on téléphoner à Paris ? Pourquoi faudrait-il influer sur le cours des événements ? Puis-je prendre une pâte d'amande ?

Son regard dérive sur les tapisseries murales évoquant d'antiques paysages et sur les formes dorées qui ornent le plafond. Balthazar reconnaît le style palladien propre à l'Angleterre du XVIIIème siècle. Une brume étourdit sa conscience... Le seigneur du château paraît bien différent du photographe d'ours polaires rencontré sept semaines plus tôt. Dans un demi-sommeil, Balthazar voit défiler le souvenir de cette singulière entrevue avec Whitman en Alaska, au Panoramic Hotel sur la route qui relie Dawson Creek à Fairbanks...

C'était en janvier. La Mountain Oil avait dépêché Balthazar Payet en mission d'étude sur les techniques de sondage du sol pétrolifère. A une heure du matin, il s'était rendu au bar du club Angelis. Sur la piste, une tahitienne, nue sous un savant lacis de feuilles d'aluminium, s'abandonnait à la transe hypnotique impulsée par les syncopes synthétiques.

Un lord aux yeux pétillants avait engagé la conversation d'un ton badin.

- Mais qu'est-ce que les baleines lui ont fait ?

- Plaît-il ?

- Je parle de la danseuse. Je l'ai vu exécuter son numéro dans une île d'Hawaii en août !

Payet avait manifesté son désarroi : que lui voulait cet allumé planant non identifié ?

- Un soupçon d'explication me ferait du bien.

- Les rorquals effectuent un trajet migrateur exactement inverse à cette beauté bananière. L'été, elles viennent pêcher aux alentours, au large des îles Aléoutiennes.

- L'hiver, ces mêmes baleines migrent vers Hawaii ?

- En effet. Elles préfèrent accoucher sous le soleil. Vous aimez leur musique ?

- Bof !.. La techno me laisse de marbre. Je serais plutôt porté sur...

- Je parle des baleines. De leur chant sublime, intense, visqueux.

- Etrange... C 'est l'effet que produit sur moi Billie Holiday.

- Rien n'est comparable à la chanson des baleines à bosse ! Même pas le zinzinulement de la fauvette !

- Vous connaissez vraiment Lady Day ? Sa version de Fine and Mellow, est un frisson qui dépasse l'entendement.

Whitman ne semblait pas l'entendre.

- A la saison des amours, les baleines se livrent, des heures durant, à des chants d'une incroyable subtilité harmonique. L'oreille, troublée mais captive, voit s'entremêler les soupirs et gémissements d'un orgue d'église badigeonné à l'huile de ricin. Rien ne peut se mesurer à ce balbutiement.

Balthazar avait été attiré par ce personnage, aux allures de Citizen Kane. Après la fermeture du bar, Whitman avait invité Payet à continuer la conversation dans le salon de sa suite. Sur un mur, Balthazar avait découvert une splendide collection de photographies d'ours de la région, prises par son hôte. Le luxe ambiant avait suscité de vastes interrogations. Whitman, après avoir joué avec la curiosité de son interlocuteur, avait avoué qu'il était banquier dans le civil. Payet s'était présenté comme le directeur du marketing France de la Mountain Oil, une compagnie pétrolière.

La discussion avait pris une forme douteuse. Par un jeu de questions-réponses biseautées, le quadragénaire grisonnant avait entraîné Payet dans le pervers labyrinthe des sous-entendus. Tout en jouant au chat et à la souris, les deux hommes avaient détecté qu'ils partageaient ce même secret immense, plus large que l'océan des étoiles. Whitman, le ténébreux suivait Balthazar à la trace depuis plusieurs années. Payet s'était surpris à rêver : était-il là le compagnon inespéré à qui l'on pourrait enfin raconter cette invraisemblable épopée qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à sa vie ?

Sept semaines plus tard, dans son appartement parisien, Payet avait reçu un message intrigant, l'invitant à gagner Prague à partir d'une ville étrangère. Il s'était rendu à Dniepropetovsk en Ukraine, avait loué un break diesel et traversé les Carpates, en direction de la Tchécoslovaquie. La route avait été pénible, mais que n'aurait-il donné pour en apprendre un peu plus sur cet étrange pouvoir que Whitman semblait partager ?

Trois jours plus tard, Balthazar se trouvait à Prague à la sortie du restaurant Berjozka, à la tombée de la nuit. Comme prévu, un taxi était venu le cueillir et dans le courant de la conversation, la conductrice avait prononcé la phrase code :

"L'ennui naquit un jour de l'immortalité."

Près de l'église Saint Nicolas, la voiture s'était arrêtée dans une impasse. Payet était entré à l'arrière d'une camionnette où l'attendait une fille au crâne rasé et aux cils blonds. Elle l'avait enveloppé dans un sac de toile percé de minuscules orifices. Stoïque, Payet avait pris son mal en patience : les mesures de sécurité prises par Whitman étaient justifiées.

Après moult haltes, suivies de changements de véhicules et trajets cahoteux, le Parisien avait été déposé dans une demeure retirée des terres de Bohème - à en croire les arômes d'orge et de navets. Payet, toujours dépourvu de vision avait été transporté le long d'interminables couloirs et escaliers. Lorsqu'il avait été libéré de sa prison de toile, il avait découvert, à demi-hébété, ce salon ovale aux plafonds surélevés. Whitman se tenait debout près de la cheminée, quelque peu irréel...

Le bruit d'un pas feutré dans le couloir extrait Payet de sa rêverie. Il se redresse lentement sur son canapé. La grande porte s'ouvre lentement. Deux servantes voilées et habillées de pièces de tulle déposent un deuxième invité. Du sac de toile, émerge un individu au visage paisible.

Vêtu d'une ample veste de laine aux tons chatoyants, l'homme porte des cheveux blonds rassemblés en catogan par un ruban de satin. Il s'approche du canapé et salue le Parisien en s'inclinant légèrement :

- Je m'appelle Paul Gucci.

Payet marmonne son propre nom tout en serrant la main de l'inconnu. Gucci l'impressionne par son visage aussi lisse que celui d'un enfant. De façon inexplicable, il ne semble pas avoir été marqué par la rudesse du voyage; à peine arrivé, le nouveau venu examine les lieux. Son regard s'attarde sur les montants surmontés de boas de bronze de la seule fenêtre de la pièce, que des volets massifs isolent de l'extérieur. Balthazar réalise qu'il est impossible de déterminer la situation géographique de la gentilhommière ou même l'heure de la journée.

Gucci fait mine de s'avancer vers Whitman, mais ce dernier, d'un signe de la main, l'invite à s'asseoir. Le nouvel hôte se love dans un fauteuil en acajou tapissé de motifs orientaux. La présence de ce compagnon placide modère la sourde angoisse de Balthazar.

La porte s'ouvre à nouveau. Trois servantes encadrent un personnage recouvert de toile qu'elles manipulent avec brusquerie. De toute évidence, ce troisième invité a manifesté une résistance acharnée aux tentatives de le contrôler. Les gardes coupent les liens qui retiennent le sac de toile au-dessous de la glotte et laissent le nouvel arrivant se dépêtrer de cette gangue malplaisante.

Balthazar découvre avec stupeur une fille qui paraît tout juste dix-neuf ans. Sa chevelure rousse ramenée vers l'arrière, et le médaillon d'argent qu'elle porte à son cou font ressortir la blancheur virginale de sa peau tachetée. Sa beauté est telle qu'il se sent paralysé par l'émotion. La déesse lance un regard noir envers Whitman. Elle s'approche ensuite de Balthazar et se présente :

- Stella O'Brian.

D'une voix fluette, Balthazar se présente. Il n'arrive pas à soutenir le regard de la sublime jouvencelle. Les bouches immenses l'ont toujours laissé perplexe.

Après avoir salué Gucci et ajouté qu'elle arrivait de San Francisco, Stella s'installe sur un divan dont les pieds représentent des végétaux enroulés sur eux-mêmes. La Californienne est habillée d'une courte robe bleue striée de lignes argentées. Intrigué, Balthazar se demande si à la différence des autres participants, elle n'est pas authentiquement jeune. Stella dégage une luminosité comme seuls peuvent l'entretenir ceux qui n'ont pas encore pénétré la grisaille de l'univers adulte. Pourtant, derrière ses traits enjoués, transparaît l'ombre d'une lourde tristesse, une plaie trop récente pour avoir subi la cicatrice du temps. Payet la dévisage avec circonspection : quel peut bien être son âge réel ?

Face à l'assemblée au complet, Whitman entame un discours grandiloquent.

- Soyez les bienvenus dans l'appartement-témoin de l'Olympe. Vous et moi sommes des élus qu'une pince invisible a sélectionné parmi la multitude.

Il passe une main sur ses cheveux d'argent et fixe une étoile hypothétique.

- Mais à quoi bon tutoyer le surnaturel si l'on n'est pas à même d'en caresser les plumes ? Nous sommes fragiles, terriblement fragiles.

Mal à l'aise, Stella fait glisser ses ongles roses sur son front tendu.

- Au cours des journées qui vont suivre, continue Whitman, je vais vous transmettre un enseignement à nul autre pareil. Le fruit de deux décennies de recherches sur la nature et le véritable potentiel de... ce talisman sublime.

Joignant le geste à la parole, il extrait d'une poche intérieure, une petite pierre d'un noir de Chine surplombée d'une surface cristalline.

En proie à une peur panique, Payet effectue un saut aérien, se réfugie derrière le canapé et brandit un objet similaire qu'il dirige droit vers Whitman.

- Vous êtes fou, Philip ! Lâchez cela !...

Le banquier le regarde amusé, insensible aux effets de la pierre létale que Balthazar pointe sur lui. Sans manifester le moindre empressement, le gentleman range l'objet décrié, tout en conservant un regard malicieux.

Les yeux globuleux, Payet émerge du choc. Tout en continuant de braquer Whitman, il se retourne et jette un oeil sur ses compagnons. Gucci s'est blotti derrière une bibliothèque murale. Il tient à la main une roche qu'il oriente vers le sol tout en demeurant sur le qui-vive. Stella n'a pas bougé de son siège. Elle s'est contenté de faire tourner la boule incrustée dans le médaillon qu'elle porte au cou : une saillie reproduit en miniature la paroi cristalline. Le sentiment d'angoisse imprime des reflets violacés sur sa peau d'ivoire; accentuant le contraste des pigments roux. Payet ne peut s'empêcher de la trouver diaboliquement attirante.

Une porte dérobée s'ouvre en crissant. Le sang glace les veines de Payet : tout comme ses compagnons, il voit progressivement apparaître une réplique en tout point parfaite de Whitman !

Le double du banquier se tient, serein et imposant, sur le seuil. Une lumière blanche émanant de l'extérieur lui confère un aspect angélique.

Balthazar, pétrifié par le spectacle des jumeaux, hésite sur la marche à suivre. Gucci, hoche la tête d'un air entendu et regagne son fauteuil en acajou comme s'il marchait sur des nuages. Stella, apparemment soulagée, essuie une larme avant de refermer son médaillon d'argent. Elle éclate même d'un rire nerveux, aussitôt relayée par Gucci. Payet n'est pas de la fête. Ulcéré, il se relève et se laisse tomber violemment sur le canapé anglais. Le faciès qu'il manifeste laisse à penser qu'il n'a pas apprécié la plaisanterie.

Le duplicata de Whitman se veut rassurant.

- Ce que vous avez vu n'était qu'une illusion, un effet d'une technologie que j'affectionne et que l'on appelle la Vie Artificielle.

Actionnant une télécommande, il provoque l'évanouissement de la réplique qui se tenait près de la cheminée.

Au fonde de lui, Philip Whitman est terrorisé. Quel irresponsable ce Payet ! Comme il a eu raison de se méfier de ce fébrile acrobate : à jamais immature, il tue d'abord et réfléchit ensuite. En cas de danger, il devient totalement incontrôlable ! S'il n'avait recouru à cette illusion technologique, Whitman giserait à même le sol. Stella paraît moins émotive, mais elle n'aurait pas davantage hésité à l'éliminer. Seul Gucci s'avère prévisible, son self-control est remarquable.

Tandis qu'il se dirige vers l'emplacement où se tenait sa copie conforme quelques secondes auparavant, Whitman réalise qu'il entame la partie d'échecs la plus risquée de toute son existence. La rencontre en ces lieux n'a qu'un seul but : accaparer les pierres de vie ces demi-dieux en puissance.

Pourra-t-il les convaincre de se séparer de ce qui leur est le plus cher ? A cette fin, il entend dévoiler des secrets inouïs. Une connaissance ultime qui à terme, transcendera les capacités mêmes de la pierre de vie.

La partie serait aisée si dans le même temps, il ne devait cacher qu'il a lui-même perdu ce pouvoir. Depuis vingt ans, sa propre pierre n'a plus aucun effet. Chaque jour qui passe est comme un sursis arraché au destin : les milliards de criminels de cette planète purulente grouillent en liberté non surveillée. Comme il est devenu aisé de l'assassiner. Il faut gagner cette folle course contre la montre avec l'éternité.

(...)

 

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